Sauro Tomà, le dernier Invincible s’en est allé
Presque soixante-dix ans après, la Basilique de Superga continue de regarder Turin dans les yeux. C’est fièrement qu’elle surplombe la cité piémontaise depuis 1731, pourquoi en serait-il autrement ? Du dôme, on croit ainsi trôner sur les anciens Etats de Savoie tant le panorama nous les offre à pleine vue. Pourtant, à l’arrière du lieu de culte, les traces d’un drame assourdissant sont encore là. Une tragédie qui, sept décennies plus tard, cause encore la stupeur et le tracas. Car c’est en frappant un mur de soutien de la basilique que l’avion du Grande Torino, de retour de Lisbonne, s’est écrasé le 4 mai 1949. Ce jour-là, l’équipe, le staff et les dirigeants du Torino, ainsi que quelques journalistes, perdirent instantanément la vie. Maudite basilique. Maudits instruments de mesure de l’appareil, maudites conditions météo. Maudit destin qui, sans prévenir, ôte alors la vie à la meilleure équipe d’Europe au retour d’un simple match amical, d’un jubilé à Lisbonne. Mais ce jour-là, un seul joueur du Torino ne se trouve pas dans l’avion.
Sauro Tomà, itinéraire d’un miraculé
Sauro Tomà commence sa carrière du côté de Rapallo, dans la métropole génoise, même s’il est originaire de La Spezia. Pendant la Seconde guerre mondiale, le championnat italien est suspendu deux saisons. Il évolue ensuite à Voghereze avant de signer pour La Spezia au cours de la saison 1946-1947. Repéré par les plus grands clubs d’Italie, à commencer par la Juventus et le Genoa, il est finalement contacté par le Président du Torino Ferruccio Novo. Son arrivée est cependant mitigée, et il frôle même l’annulation du transfert pour des problèmes pulmonaires. Tomà se bat, insiste et passe ses propres examens, et finit par convaincre de sa bonne santé. Son aventure turinoise débute enfin : le voilà remplaçant de Virgilio Maroso, régulièrement blessé. Il se lie d’une grande amitié avec Valentino Mazzola, le capitaine de l’équipe. Il le soutient même au cours de son divorce, ce qui liera particulièrement les deux hommes. Tomà est adopté à Turin malgré ses relances connues pour leur faiblesse, et son talent est par ailleurs très reconnu.
Sauvé par sa blessure
Maudite basilique, sacré genou. Une lésion particulièrement tenace aux ligaments du genou apparaît au terme d’un match de championnat, en 1948. Le joueur s’inquiète, la blessure traîne, mais son destin est déjà en marche. Champion en 1947-1948, Tomà craint pour la suite de sa carrière à mesure que le médecin lui refuse l’autorisation de jouer. A l’aube d’un déplacement à Lisbonne, en apparence anodin, rebelote. Tomà n’ira pas au Portugal jouer cet amical, ce jubilé, et ce malgré des visites incessantes chez l’orthopédiste. Un survivant n’est jamais heureux. Tomà perd, malgré sa chance insensée, tant d’amis et tant de frères qu’il ne s’en remettra jamais. Il essaie de jouer encore une saison à Turin, mais la ville est meurtrie. Notamment les classes ouvrières de la cité industrielle, bien plus représentées dans la tifoseria du Torino que de la Juventus, alors. Pour les Turinois, Tomà est le miraculé. Cette ambiance l’empêche de retrouver la sérénité, et les mauvais choix sportifs de la nouvelle direction le poussent vers la sortie. Tomà file au Brescia, file vers la fin de sa carrière en 1955.
Un très vieux coeur grenat
Après sa retraite, Tomà vivra à Turin, à proximité du Stadio Filadelfia. On peut dire de lui qu’il aura été animé par la nostalgie et l’émotion liée à ce Grande Torino qu’il avait vécu et pleuré. Il en commet même un ouvrage intitulé Me Grande Turin, dans laquelle il raconte sa carrière et son souvenir. Jamais le seul héritier en vie de cette époque bénie n’abandonnera cette fonction de conteur. Grâce à lui et tant de coeurs grenats, la mémoire, merveilleuse et vivante, perdurera et perdure encore. L’immense puissance de la disparition de ces jeunes hommes, au sommet de leur talent et de leur gloire, a survécu à travers lui et ces milliers de supporters. La dimension sociale est impossible à ignorer: dans un contexte de reconstruction de l’Italie, dans la ville des usines Fiat, les joueurs représentaient aussi un peuple vibrant, charnel, et si fier d’être représenté par ses champions. Leur histoire empreinte de cruauté et de peine a pris la dimension du mythe presque immédiatement, avec l’aide de plumes exceptionnelles.
Une tragédie éternelle de Turin et de l’Italie
Quand on pense que Dino Buzzati était l’envoyé spécial du Corriere della sera sur place, on mesure l’immensité du moment. Il bondit à Turin ce terrible mercredi, dès l’annonce du drame. Il y couvre les opérations de recherche et d’identification, puis les si tristes obsèques des joueurs. Tant a été écrit sur les Invincibles qu’il suffit de citer son article d’alors pour comprendre l’intensité de la tragédie. Buzzati écrit alors: « Nous sommes dimanche: on joue à domicile ou à l’extérieur ? (…) Le petit garçon a ouvert son cahier où, à la page d’honneur, sont collés les visages rassurants de Mazzola, Maroso, Bacigalupo, découpés dans des journaux. Le garçon y a apposé des annotation méticuleuses sur leurs prestations. (…) Sans bruit, il les a contemplés, et a pleuré sans cesse: car les héros des enfants peuvent mourir dans une bataille épique, ou engloutis par les typhons des Caraïbes, mais comme cela non ! Une telle fin est pour eux d’une insensée et inconsolable injustice. »
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